La vie d’Adèle ou la perplexité du trèfle (pour faire suite à la chronique de Gabrielle)

Kechiche

Voilà, c’est fait ! Je disais dans ma chronique sur « Gabrielle » que ce serait le genre de phrase qui pourrait me visiter pendant le générique d’un film-A-Voir-Absolument, un film comme « La vie d’Adèle », par exemple. Hier soir, dans mon fauteuil de cinéma (orange cette fois) j’ai effectivement eu ce sentiment doublé d’une vraie perplexité.

Adèle est un film maîtrisé, pour le moins. Les actrices sont irréprochables, le déroulé tient parfaitement (à un détail près, la chronologie, j’y reviendrai) il ne manque rien à l’histoire d’amour narrée du premier regard au dernier, on devine que Kéchiche a pris son temps ( on peut presque sentir filer les kilomètres de pellicule!) il a eu les moyens ou les a pris, bref, derrière tout « ça » -le film long d’une histoire d’amour annoncée- on discerne la machinerie impeccablement huilée. Voilà un film de trois heures qui n’ennuie pas, pas vraiment, à une ou deux scènes près, et pourtant il paraît alourdi d’une bonne heure de trop.

Pourquoi ce sentiment si par ailleurs tout semble ok ? Quelque chose n’a pas fonctionné mais quoi exactement ? Sûrement pas le jeu des actrices, pas la machinerie ni les efforts de Kéchiche, c’est indéniable, ni sa manière de filmer certes un peu redondante dans les gros plans (comme tous les trucs systématiques on finit par espérer que le cameraman ira voir si j’y suis au large) mais bon, cette proximité des visages et des corps à défaut de fonctionner absolument donne de beaux plans et puis Adèle est vachement jolie, Emma aussi, et… et quoi ?

On peut aligner ici toutes les bonnes raisons qui ont fait de La vie d’Adèle le film-A-Voir-Absolument, il n’en reste pas moins que ce quelque chose manquant finit par apparaître et il est évident, presque bête de simplicité: l’émotion est absente.

Avec «Gabrielle» de Louise Archambault, j’ai eu le sentiment contraire (chronique coup de cœur: https://virginiejouannet.wordpress.com/2013/10/26/gabrielle-ou-mon-trefle-a-quatre-feuilles-la-preuve-par-trois-suite/ ) la grâce transperce le film et court, impalpable, fait battre le cœur, pleurer et rire, elle vous saisit sans prévenir, sans analyse, et à force d’écrire je crois savoir d’où cela vient, ce moment où on lâche prise et on se laisse guider par quelque chose de plus fort que la Machinerie et la raison, une chose impérieuse que certains nomment intuition, inspiration, peu importe. Or, par excès de maîtrise, cette grâce de l’émotion manque à La vie d’Adèle. Le film est plutôt beau mais il ne parle qu’à la tête et aux yeux (cela pourrait s’intituler aussi bien : chronique d’une histoire d’amour et sa chute annoncée, démonstration en trois temps).

C’est encore plus flagrant dans les scènes explicitement sexuelles. C’est drôle, j’aurais voulu écrire les scènes d’amour mais « explicite » est venu sous ma plume. Le sexe, dans La vie d’Adèle n’est ni pudique ni troublant, il est explicite. Et on s’ennuie. A la seconde étreinte parce que la première s’est étirée cinq bonnes minutes, on se dit « zut, elles ne vont pas remettre ça! » non pas qu’on soit gêné ou choqué, juste ennuyé et là c’est vraiment embêtant pour un film d’amour  ! J’ai cherché, dans ma mémoire émotionnelle, des scènes comparables (sexe/amour/trouble) et j’en ai trouvé deux -une pour les hétéros et une pour les homos, pas de jaloux- et bien il y a mille fois plus de trouble dans la main d’Harvey Keitel caressant la peau blanche de Holly Hunter, ou dans les corps impatients des amants de Brokeback Montain que dans la danse des têtes bien appliquées d’Emma et d’Adèle plongeant à l’aventure. On sent le moment de bravoure, le truc qui a été pensé, écrit et calibré comme une chorégraphie. Tout juste si on imagine pas le clap qui commande l’ouverture de la scène et le « chut » du machiniste. Pas de trouble. Les corps sont beaux pourtant et les actrices jouent toujours aussi bien. Et nous on regarde et on s’ennuie dans notre fauteuil.

Il y a aussi les personnages eux même. A priori ils semblent plutôt justes, même si on peine à saisir vraiment Emma (pourquoi jouer les indignées trahies si elle-même semble avoir lâché son Adèle et tourner autour de la prochaine compagne, qu’est-ce qui la fait agir et transpirer ? L’art ? Il y a justement quelque chose d’un peu caricatural dans le discours des artistes mais bon, passe encore…) Le problème c’est que parmi toutes les figures du film, héroïnes comprises, aucune n’est totalement touchante ou suffisamment crédible (sauf les copines de lycée, les enfants et l’ami homo, belle présence, on a envie de le chouchouter). Au lieu de sentir vibrer les corps ou les esprits on sent les personnages et les discours  (soit dit en passant les parents ont autant d’épaisseur que des silhouettes en papier). On réalise qu’on ne regarde pas la vie des gens mais des acteurs qui jouent, sauf peut-être avant la rencontre Adèle/Emma, à mon sens la meilleure partie du film. Et voilà sans doute pourquoi ces années se déroulent sans un pli ni une ride, pas un frémissement (de la première au lycée on saute la fac -au moins cinq ans- on ajoute les trois ans d’enseignement d’Adèle et on atteint quand même les neuf ans!!) et tout ça marqué par un changement de coiffure pas du tout convaincant (Emma elle-même le remarque, merci Emma, nous aussi on avait remarqué qu’Adèle n’avait pas bougé d’un poil, allez on va dire qu’elle a pris six mois, note que pour toi c’est la même chose, t’as juste changé de couleur!)

Alors pourquoi cette absence de vie, de vibration ou de vérité ? Il me semble que c’est justement à cause d’une histoire de maîtrise que l’émotion reste à distance (même avec une caméra qui filme au plus près, comme une tentative vaine d’entrer dans le personnage et nous le faire toucher, désolé, je ne marche pas) cette fameuse maîtrise dont on fait les gorges chaudes dans les médias pour décrire la méthode Kéchiche. A tout vouloir maîtriser on oublie que dans l’acte de créer quelque chose de plus grand se met à l’œuvre, fatalement. Que pour allier la grâce à l’habileté, à un moment ou à un autre, il faudra lâcher, plier, parfois même défaire ou se défaire, se laisser emporter, traverser. Moi j’appelle ça faire le tuyau, une forme de dérision pour parler d’un mystère. Et il me semble que tous les grands « sensitifs » en font l’expérience. Se faire capteur et se laisser traverser…

c’est peut-être ce qui a manqué à Kéchiche dans sa volonté de puissance créatrice, l’humilité du grain de sable…

ps : du coup j’ai envie de lire la BD de Julie Maroh parce que j’ai l’intuition que je trouverai ce qui m’a manqué dans le film

17 réflexions sur “La vie d’Adèle ou la perplexité du trèfle (pour faire suite à la chronique de Gabrielle)

  1. Ah oui oui… il faut lire la BD, rien que le titre « Le bleu est une couleur chaude » sur une belle présentation de couverture donne envie de rentrer dans cet univers émotionnel!
    D’ailleurs, moi qui vais faire le parcours à l’envers du votre (BD puis film), j’ai été surpris que le film ne reprenne pas ce titre… mais vu vos commentaires et ceux entendus de loin par l’auteur, c’est peut-être mieux ! Adaptation libre il parait. Très libre peut être. En plus s’il manque l’essentiel…

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    1. C’est bien l’intuition que j’ai, Xavier et j’ai lu l’interview de Julie Maroh qui m’a parue sonner juste, sans le moindre sentiment de revanche, et même carrément élégante vu le contexte (le silence de Kéchiche sur l’origine de son film, la BD, justement)

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      1. Effectivement, très élégante même Julie Maroh, la fin de son billet en dit long en peu de mots!
        J’ai vu le film… qui est bien une autre œuvre, une autre lecture, un autre chemin avec le « même » départ : quelques repères repris dans l’histoire puis, à partir de la visite du couple aux parents d’Adèle, pour moi, à ce moment là, ce n’est plus la même histoire. Je ne dirais pas en quoi, pour vous et ceux qui n’ont pas lu la BD mais c’est radicalement pas la même chose.
        Je n’irai pas jusqu’à parler d’absence d’émotion…
        Ce qui m’a le plus dérangé c’est les gros plans jusqu’à l’obsession et certains partis pris de longueurs.

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      2. Pas encore lu la BD mais j’y compte bien! pour vous répondre sur l’émotion, je pense que pour ma part cela vient d’une absence de légèreté (le sérieux du Gars qui Filme avec Talent) la légèreté qui dit que la vie est belle, même dans les moments durs… parti pris, obsession de la maîtrise ne font pas bon ménage avec elle, justement

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  2. Pour les mêmes raisons que toi, je ne suis pas (encore) aller voir le film. J’ai déjà l’impression de le connaitre tellement on en a entendu parler, en long en large en travers, et avec polémique entre réalisateur et actrice. De plus, j’aurais le sentiment qu’on me force la main pour aller le voir. C’est d’ailleurs pour ça que souvent j’ai raté des films magnifiques trop médiatisés. Mais je dérive…
    La technique et le soucis chirurgical d’une création, quelle qu’elle soit, peut faire perdre toute son émotion à la création. Pourtant à l’origine, c’est pourquoi un artiste veut créer, faire passer son émotion et des sentiments.
    Cela me fait penser à mon ex-femme autrichienne. Élevée dans l’amour de la musique (Mozart, Strauss, Mahler… ) des concerts et de l’opéra, elle s’émerveillait devant les prouesses vocales des diva et des ténors. Grâce à elle, j’ai appris à aimer l’opéra. J’ai quelquefois pleurer en entendant « si, mi chiamano Mimi » dans la Bohème. Par contre, elle ne supportait pas Jane Birkin, disant qu’elle ne savait pas chanter. Quelle est la différence entre une chanteuse d’opéra et Jane Birkin ? Jane Birkin ne sait pas chanter, pas vraiment, mais quelle émotion elle dégage la dame. Et tout est là… Mes poils de bras se dressent davantage en entendant Jane chanter « Fuir le bonheur de peur qu’il se sauve » plutôt que l’air de la Reine de la nuit dans la Flûte enchantée, si technique qu’on est à l’affut de LA fausse note au lieu de se laisser aller au lyrisme du moment.
    🙂

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    1. Chaque fois qu’on se laisse « ravir » il y a une part de mystère, la grâce de l’émotion, un truc pas complètement palpable ou explicable, et c’est bien ce qui fait toute la complexité d’une œuvre, avec ou sans majuscule. c’est aussi pourquoi il n’existe pas de recette à Best-seller, même si la notion même de best-Machin implique un aspect commercial pas toujours très artistique… N’empêche, ce petit truc en plus, insaisissable, on ne peut pas le reproduire à la commande, mécaniquement, on peut simplement se mettre en position (très souple) pour qu’il vous traverse. Ce n’est même pas le talent, je ne crois pas, le talent implique essentiellement beaucoup de travail, c’est autre chose, une posture, une quête d’équilibre, ce supplément d’âme ou de grâce dont je parlais sur FB…

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    1. Et en plus je garde le meilleur pour la fin! Oui, cette fois l’unanimité autour de  » le Bleu est une couleur chaude » (quel dommage de s’être passé de ce titre!) me fait augurer le meilleur

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  3. C’est souvent le cas lorsqu’on aime une BD, un bouquin ou autre. Notre approche de son adaptation cinéma se double d’une exigence assidu. On devient attentif au centuple. Je n’ai personnellement pas lu la BD mais ne pas y aller pour garder le souvenir de celle ci me semble une erreur. Pourquoi vouloir lier les œuvres ? Ma critique http://bit.ly/19Zekdm le démontre : Kechiche s’en inspire librement et opère surtout l’évolution d’une femme qui découvre la passion et sa souffrance.

    Et je ne trouve pas que la mise en scène soit clinique, elle est à l’inverse organique et naturelle. Critique bien écrite en tout cas ^^

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    1. Je suis d’accord, on peut aimer confronter les deux versions d’une même histoire. Cela m’arrive souvent (je lis bcp) d’aller voir l’adaptation ciné d’un bouquin (le dernier en date « Arlington park » cruellement subtil devenu « La vie domestique » avec un fil bien trop ténu comparé au livre) Je suis bonne joueuse sur le principe, et bien souvent je préfère les trahisons qui servent l’esprit de l’œuvre plutôt que les adaptations trop lisses et fidèles…encore une fois ce qui m’importe c’est d’être touchée. Pour ce qui est d’Adèle et du Bleu, visiblement la BD (que je n’ai pas lue) remporte tous les suffrages, au moins du point de vue émotionnel, ce qui n’est pas toujours le cas pour le film de Kéchiche. je suis d’accord avec votre article, les polémiques ne sont guère importantes, ce faux procès à propos de l’homosexualité que certains ont voulu faire ne tient pas une minute. il s’agit bien d’une histoire d’amour entre deux êtres… pourtant, contrairement à vous, je n’ai pas été sensible à l’univers et la façon de filmer de Kéchiche dont j’avais pourtant aimé l’Esquive, beaucoup! Mais en matière d’art et de critique il y a forcément une part très subjective, heureusement! en tout cas votre passion du cinéma vibre nettement!

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  4. Après le visionnage du film, je cherchais quelqu’un dont j’affectionne l’émotionnel pour échanger nos regards et te voilà! (confirmation astrale) Je n’ai d’abord pas le temps de lire le billet, je n’aperçois que les premiers mots sur FB qui sentent la satisfaction et je me dis que je vais enfin comprendre pourquoi une palme d’or et tout ce remous. Et bien non… Pour moi, les bruits de sa bouche pleine de spaghettis et l’envie de lui essuyer la morve qui lui coule du nez n’ont fait que répondre à la pauvreté du jeu de sa coreligionnaire. Le vide, le néant, une vision de l’immensité du rien, une manière de me faire passer docilement et pseudo-artistiquement pour une décérébrée dénuée de sensibilité. Je vais viriliser mes propos et avouer que je conchie les visions saphiques de cet homme. Je conspue (même si mon con ne pue pas) ces mâles qui ne se posent pas suffisamment de questions sur le genre et la sexualité et projettent leur frustration de ne pas comprendre et/ou de ne pas vivre.
    Oup’s pardon, je m’emporte… ce sujet m’importe…

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  5. Je suis heureuse de te lire, j’ai pensé à toi et j’étais à peu près sûre que tu n’avais pas aimé…moi non plus, même si je suis moins sévère que toi dans la façon de le dire, mais pour le fond du propos je suis d’accord…certes il s’agit d’abord d’une histoire d’amour entre « deux êtres » (violons et clochettes) mais il s’agit aussi de deux femmes et Kéchiche n’en est pas une…aurait-il mieux réussi en parlant d’amour entre hommes? Je n’en suis pas sûre…le problème n’est pas que le sujet est interdit aux hétéros, mais je pense que ça demande quelque chose de supplémentaire dans l’approche, une forme d’ouverture/intuition/lâche prise, peut-être aussi renoncer à filmer ce qu’on ne connait pas (la sexualité, ou alors pas de cette façon… moi aussi j’ai « vu » un homme filmant des femmes..

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  6. C’est rigolo, ton billet sur le film entraîne tant de commentaires sur la BD que j’ai envie de la lire … même si moi j’ai aimé « la vie d’Adéle ». Sans doute une histoire de résonance !

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